Ma présence en ligne… notes.

Alors, pour m’y retrouver :

Framapads ou GDocs : pour faire des relectures annotées.Inscription requise.

Format Blog : pour des lectures commentées mais pas trop annotées

Wattpad : j’ai mis des textes à lire, mais il faut que les gens s’inscrivent c’est pénible…

Instagram : Pharabulles pour une médiation science à mon goût.

Soundcloud : essais de voix pour médiation.

Facebook : hélas me sert encore pour beaucoup trop de choses.

BTGP Chapitre 1 (1120 mots)

Chapitre 1 : Le Départ

       J’avais dix ans et maman n’était pas heureuse. Je me souviens. Elle faisait à manger, elle m’amenait à l’école et nettoyait la maison, mais elle restait silencieuse, assise devant la télé, et n’insistait plus pour que je fasse mes devoirs. Alors j’avais arrêté.

   Je me mis à jouer davantage. Je construisis un immense pont-rempart en legos, qui descendait plusieurs marches de l’escalier et dans lequel je voyais l’œuvre d’une civilisation extraterrestre avancée, venue sur notre planète pour partager de fabuleuses connaissances scientifiques. On m’avait bien expliqué que le progrès technologique rendrait un jour les gens enfin heureux.

    D’ici là, les legos et la console de jeu étaient moins drôles dans la maison vide, sans papa. Un matin, je l’avais entendu rassembler ses affaires, comme pour aller au travail, et j’avais attendu dans mon lit qu’avant de partir il vienne me voir. Il n’était pas venu, il était parti. Puis, jour après jour, deux semaines avaient passé.

     Maman finit par se ressaisir. À cette époque, la capacité des adultes à prendre des décisions m’apparaissait comme un super-pouvoir. Papa avait décidé de partir, cela faisait de lui un super-vilain. Maman rêvait du retour de papa, mais Grand-mère voulait qu’elle se batte, son patron exigeait son retour immédiat, son psychologue lui suggérait de changer son rapport aux hommes et moi, bien sûr, je réclamais à cor et à cri qu’elle reste à la maison toute la journée, à mes côtés. Face à tous ces impératifs, elle prit une décision. En bonne super-héroïne, elle ne chercha pas ce qui la rendrait heureuse, elle agit pour la résolution des problèmes concrets.

*

Chaque détail est gravé dans ma mémoire, jusqu’au déclic de la poignée, l’ouverture de la portière et le rouge de l’aube envahissant l’arrière de la voiture. Ensommeillé, plissant des yeux, je la repoussais d’une main molle et protestais à mi-voix :

— Je veux pas y aller…

— Chéri, fit-elle en détachant ma ceinture, tu sais que maman ne peut pas te garder aujourd’hui. Il faut bien travailler.

Sa main me tira hors du confort de la banquette. Je pris pied dans un quartier pavillonnaire bordé de grandes haies, où rien ne bougeait ni ne faisait de bruit. Maman claqua la portière et m’entraîna vers un portail métallique.

— Mais c’est dimanche ! geignis-je

— Et le dimanche, maman est payée beaucoup plus.

Elle s’interrompit devant le digicode de l’entrée, retrouva la combinaison notée dans son mobile et nous fit pénétrer chez Grand-père.

— Tu sais que nous avons besoin de cet argent, reprit-elle.

Une forte odeur me distrait un instant et je cherchais des sapins du regard, sans en trouver. Le sentier nous menait à travers une pelouse parfaitement entretenue, vers un porche gris sans décorations.

— Je veux pas rester avec grand-père !

Je traînais les pieds dans le gravier. Arrivée au perron, maman posa un genou sur le dallage pour se mettre à ma hauteur et mit son sac à l’épaule pour lui éviter la saleté. Elle m’adressa une moue embarrassée.

— Chéri, c’est la première fois que tu vas voir ton grand-père depuis que tu es grand. Laisse-lui une chance. Il est content de rencontrer son petit-fils !

— Mamie a dit qu’il était méchant et qu’il ne pensait qu’à lui.

Maman leva les yeux au ciel en soupirant. Puis elle ramena le regard vers le sol et consulta sa montre tout en me répondant.

— C’est aussi le seul de notre famille qui a réussi dans la vie, dit-elle. Il a de l’argent et du succès. Il n’est pas obligé de courir partout, lui. Si nous lui ressemblions un peu plus…

— S’il est aussi fort, pourquoi il ne nous aide pas ? Pourquoi on est tous malheureux à part lui ?

— Oh, chéri… Nous ne sommes pas malheureux… pas tout le temps. C’est une mauvaise période. Tout le monde traverse des périodes difficiles, ça arrive. Mais aujourd’hui, ça va aller: je vais aller à l’hôtel, je vais faire mon service et gagner assez d’argent pour pouvoir payer le loyer. Tu vois, ça va aller ! Toi, tu vas profiter de… de la maison pleine des inventions de Grand-Père, ça va être rigolo ! Et… si tu te calmes et que tu réfléchis, tu verras qu’il n’y a pas de raison d’avoir peur. D’accord ? Sois rationnel mon chéri.

Je n’avais pas peur, je ne voulais seulement pas qu’elle parte. Je baissai les yeux avec résignation et Maman me sourit.

– Ca veut dire quoi, rationnel ?

Ses lèvres s’entrouvrirent, mais son regard s’égara et aucun mot ne lui vint. Elle passa la main dans mes cheveux pour les replacer. Son sourire était parti.

     Elle prit une grande inspiration et, se redressant face à la maison, elle appuya sur la sonnette. Une note stridente s’éleva à l’intérieur, et y résonna sans susciter de réaction. Des oiseaux chantaient, réconfortants quoiqu’invisibles. Maman patienta un peu, regarda sa montre, gémit, puis se décida à attaquer le bouton en rafales, encore et encore avec nervosité et inquiétude jusqu’à ce que l’interphone finisse par soudain s’allumer. L’écran afficha le buste d’un homme aux cheveux gris, découpé dans la pénombre par une lumière bleutée.

— J’ai entendu. Je suis vieux, pas sourd.

— Papa, je suis venue te déposer Lucas.

— Je suis au courant, tu m’as prévenu avant-hier. Je finis ce que je suis en train de faire et je viens vous ouvrir.

— Papa, je suis en retard, je dois aller au travail.

— J’en ai pour cinq minutes, si tu arrêtes de me faire perdre mon temps.

    L’homme coupa la communication. Maman gémit, le temps passa. Je songeai que Grand-père devait être en train de cuire un plat, seule activité que je connaissais qui était grave si on l’oubliait une minute de trop. Maman regardait vers le portail et me faisait beaucoup de sourires. Cela m’agaça, surtout lorsque le vent frais finit par s’infiltrer sous mon manteau. Je frissonnai. Maman assénait un dernier coup de sonnette, sans réponse, et s’agenouilla à nouveau auprès de moi :

— Chéri, je ne peux pas attendre, mon chef va être furieux. Tu restes devant la porte ? Grand-Père va venir t’ouvrir. Tu ne risques rien dans le jardin.

     Je hochais la tête puis la gardai baissée, cachant ma tristesse. Si je me sentais protégé par la muraille des arbres, je ne voulais pour autant pas rester seul. Maman passa une main sur ma joue.

— Très bien, mon chéri, tu es très courageux. Pas comme ton père.

    Elle soupira, jeta un coup d’œil à sa montre, me dit qu’elle m’aimait et se redressa en prenant une grande inspiration. Je voulus la retenir de la main, mais déjà elle dévalait le sentier vers le portail et je ne pus que la regarder disparaître, le cœur fruste et le poing serré.

 

 

 

(Le chapitre 2 est aussi disponible en ligne !)

BTGP Chapitre 2 (2800 mots)

Chapitre 2 : 18 ans, 6e étage, 11 h 14

Je me tiens devant une porte entrebâillée. Je n’entre pas, ne sonne pas. De toute façon, la sonnette est cassée depuis l’année dernière. Même l’étiquette s’efface : le nom « Anna Obriewski » a presque disparu. De l’autre côté de la porte, des cris fusent. Je scrute la moquette élimée de l’HLM. Je préfère attendre, quitte à être en retard : je ne veux pas entrer tant qu’un peu de raison n’est pas revenu dans l’appartement.

— Eh bah tu te bats ! rugit la voix d’Anna. Tu le mets devant les faits et il s’écrasera ! Merde !

La voix de ma meilleure amie est déformée par l’émotion. Une heure auparavant, encore calme, cette voix me proposait au téléphone une balade sur les quais de Seine. « Et comme ça, tu vas pouvoir nous aider pour un truc… », avait-elle ajouté avec malice.

— Ça ne marchera pas je te dis ! entends-je une voix d’homme lui répondre à travers la porte.

Les plafonniers du couloir s’éteignent. Ne restent que le trait de lumière issu de la porte et le faisceau rectangulaire d’une vitre lointaine. J’ai arpenté ce couloir tant de fois que je retrouverais le bouton dans le noir le plus total, mais je reste devant le paillasson beige de l’appartement d’Anna. Un soir, elle a creusé dans les pics une trace d’un noir sale, à l’aide de la flamme d’un briquet. La brûlure dessine quelques notes de musique d’un vieux jeu Zelda.

De l’intérieur, l’homme gronde :

— Il veut juste me briser ! Me voir échouer ! Pour me mettre au pas !

Je ne sais pas de quoi ils parlent. Je reconnais seulement le timbre grave de la voix de Frédéric, le dernier petit copain d’Anna. Un homme dont je ne raffole pas. Elle se l’est dénichée dans son amphi de philo il y a trois mois, trois mois que j’ai subjectivement vécu comme très longs. Il est un peu plus jeune que nous. Mais surtout il semble venu d’un lointain passé préscientifique, une mise en parenthèse de tous les progrès conceptuels depuis le Siècle des Lumières et la consécration des sciences modernes : il introduit des sentiments et des émotions dans la vie autrefois raisonnable de mon amie.

— Eh bien montre-lui ! crie-t-elle. Qu’est-ce que tu risques ? T’es quoi, son chien-chien ?

— Et si je me plante ? Tu crois qu’ils vont m’accepter comme ça ?

— Quoi, alors tu pars perdant ? C’est toi qui me dis sans arrêt de tout faire à fond, pour vivre, pour ne pas avoir de regrets !

— C’est différent !

La voix d’Anna monte très haut dans les aigus :

— C’est différent parce que cette fois c’est à toi de te sortir les doigts du…

Je soupire, lève les yeux au ciel, et de n’y rencontrer que le plafond en dalles de polystyrène vient à bout de ma patience. Je pousse la porte.

*

Fred et Anna sont debout au pied du lit, d’où ils m’aperçoivent. Un t-shirt et une culotte couvrent symboliquement le corps d’Anna, Fred n’a qu’un pantalon. Ses pectoraux répondent clairement aux canons de la beauté masculine.

— Salut Anna. Salut Fred, fais-je avec neutralité.

— Salut Lucas, me répond Fred sans parvenir à réprimer un tremblement dans sa voix.

— Lucas ! C’est sympa d’être venu, mais finalement tu vas pas beaucoup pouvoir aider, Fred est trop terrorisé pour tenter quoi que ce soit !

— Ca va arrête ! lui renvoie Fred. T’es pénible !

Le petit couloir d’entrée me mène jusqu’à la seule pièce de l’appartement, avec le grand lit qui prend presque toute la place. Pour Anna, le lit est une penderie pour étaler des vêtements et un bureau pour se caler avec son ordinateur portable. Aujourd’hui il est en plus couvert de papiers griffonnés de notes. J’aperçois des phrases en vrac : « Pour qui travaille le rouage et l’électron ? » « le coeur a des raisons que la raison ignore » ou encore « rage against the machine ». Anna en ramasse un autre, que je n’ai pas lu, et le brandit sous le nez de Fred :

— Bah quoi ! T’as une idée géniale, je te donne des clés pour la mener à bien, mais t’as pas les couilles de te lancer ! Tu veux que je dise quoi ? J’appelle mon pote, je lui demande une faveur pour toi et tu te défiles, tu veux que je dise quoi, hein ?

J’aimerais qu’Anna se calme. Fred enfile un polo bleu roi dont la teinte se marie bien avec le noir profond de sa peau. Anna le lui a offert le mois dernier.

— Putain Anna, j’ai juste besoin d’y réfléchir, tu vas trop vite !

— Y a rien à réfléchir, c’est une bonne idée c’est évident ! Objectivement, tu dois le faire ! Vas-y, on l’explique à Lucas et il va te dire, lui, que c’est une bonne idée !

Fred me jette un regard furieux.

— Mais bien sûr, crie-t-il. Faisons appel à M. Lucas Hiron ! Le juge, l’expert qui n’a pas dix-neuf ans et travaille déjà pour de grandes multinationales! Je vous en prie ô grand ordinateur, venez broyer notre data !

Je hausse les sourcils, blasé. Mais Anna réagit.

— Hé, tu parles pas comme ça ! Tu te calmes ! fait-elle en pointant un doigt menaçant.

Fred glisse les pieds dans ses chaussures.

— C’est encore ma vie, fous-moi la paix ! Je vais me calmer, ouais, c’est ce que je vais faire !

— Pfff, c’est ça barre-toi !

Fred jette son blouson de cuir sur l’épaule, rassemble de l’autre main les notes étalées sur le lit, les fourre dans sa poche, se tourne vers la sortie. Vers moi, qui suis en travers du passage. Nos regards se heurtent. Il est beau, la peau unie, les sourcils presque invisibles… Je m’écarte, le laissant sortir pour minimiser la crise. On l’entend descendre le couloir à grandes enjambées, jusqu’à ce que l’écho de ses pas s’atténue peu à peu dans l’escalier.

*

Dans la chambre, les ressorts du lit se lancent dans une farandole de grincements tandis qu’Anna se laisse tomber en arrière, étalant ses longs cheveux sur les draps en vrac. Issu des volets mi-clos, un long rectangle incandescent se projette sur le relief de son haut blanc.

Une odeur musquée sature la pièce, laissant peu de doute sur les activités pratiquées dans la matinée. Il n’y a pas de raison d’être gêné. Nous sommes des animaux, des mammifères primates simiesques hominidés. Nos instincts nous poussent à copuler pour perpétuer l’espèce. Je me demande mentalement si, sur un échantillon statistiquement significatif, le sexe amène davantage de disputes ou de réconciliations ? La situation d’Anna me conforte dans ma volonté d’éviter ce type de complications. Les problèmes humains sont pénibles.

La pièce n’offre pas beaucoup d’espace ni la moindre chaise : je m’assois sur le rebord du lit, une jambe repliée sur le matelas. J’aurais préféré m’installer moins près d’elle, quoiqu’objectivement cela n’ait pas d’importance.

Anna n’a ni poitrine canonique, ni hanches ostentatoires ou longues jambes fuselées. Pourtant on me questionne souvent à son sujet. Est-ce ma copine ? Est-elle disponible ? Son visage métissé allie de grands yeux asiatiques à un profil occidental bien dessiné. Les moins enthousiastes craquent en général face à sa joie de vivre et à ses sourires malicieux.

Je peux imaginer tout cet attrait. Dans mon bas-ventre, parfois, je peux même le ressentir. C’est une femme, je suis un homme. C’est un spectacle intéressant, ces signaux qu’envoie notre corps.

Il faut être attentif pour tout pouvoir bloquer.

*

Anna soupire et, tournant la tête vers moi, se soulevant à peine, elle grimace un large sourire :

— Comment vas-tu, ô cher ami ! clame-t-elle faussement enjouée. Je suis joie et bonheur de te voir, il fait beau, je suis ravie !

Elle me fait un clin d’œil, puis retombe sur le lit et ne joue pas la comédie plus longtemps. J’adore qu’elle soit capable, même si ce n’est que pour un instant, de surpasser ainsi son humeur.

Aujourd’hui, Anna avait plié. Je distingue encore les séquelles de son maquillage, les restes de sa veste blanche à dentelle, jetée en vrac dans un coin avec de ce jean rouge taille haute qui dessine si bien sa silhouette. Aujourd’hui, elle s’était conformée aux codes sociaux de son genre. Rien de bon ne se produit les jours où Anna cède : cela la rend susceptible. Elle s’est disputée avec son petit ami et elle reste affalée, les yeux au plafond et les mains derrière la tête.

*

Elle tire ses cheveux par la base et tambourine des jambes sur le lit.

— Je suis trop conne !

Puis, à mon intention :

— C’est pas facile pour lui, tu sais.

— Il a trop d’émotions, dis-je. Ce genre de personne… Il ne sait pas se maitriser. Il explose, mais ensuite il revient. Il va revenir, comme d’habitude, ne t’inquiète pas. Il va parler à un de ses potes, ils vont boire quelques bières, et il reviendra.

Anna fait la moue. Elle n’est pas dupe de mon opinion de fond sur Frédéric.

— Je sais pas, murmure-t-elle. Qu’il revienne, ouais sans doute. Mais parfois je sais plus. Tout est clair dans ma tête, mais c’est difficile. Quand il est là, je m’énerve, j’ai l’impression d’être une autre personne ! Tout ce qu’il dit m’exaspère. Même quand ça n’a pas d’importance, je veux quand même qu’il soit d’accord avec moi ! Je suis irascible ! Pourquoi c’est si difficile ? Pourquoi on ne pense pas correctement ? Pourquoi on n’a pas des algo propres, comme un ordi ? Il pourrait avoir raison, malgré toutes ces conneries ?

Elle marque une pause.

Elle a besoin que quelqu’un l’aide. Sa tête est pleine de ces horreurs émotives. Je n’ai pas envie d’aborder ce genre de sujet glissant, j’aurais aimé qu’elle gère mieux ses problèmes intérieurs, sans moi.

*

— Désolé de t’avoir pris à parti, ajoute-t-elle.

— Je ne comprend pas bien en quoi j’aurais pu aider… Je n’ai même aucune idée de quoi on parle en fait…

— C’est pour son projet artistique, pour préparer le concours d’entrée aux Beaux-Arts l’année prochaine.

— Fred veut faire ça ? Je ne vois pas pourquoi vous m’avez appelé. Faire une balade, passe encore, mais l’art, ça ne concerne que les artistes.

Anne secoue la tête pensivement, se masse les tempes quelques instants, et ne reprend qu’avec lenteur :

— Pour ce projet, Fred a besoin de fichiers audios d’une grande boite d’informatique et… comment dire… on a cherché sur le net, pour voir à qui demander ces trucs… et… bon… On a téléphone mais le service Com nous bloque. On a écrit des mails, mais on a pas eu de réponse… ce qu’on a trouvé par contre, c’est un nom. Le responsable d’un des départements de cette boîte s’appelle Grégoire Hiron.

La moquette est sale, des taches inidentifiables la parsèment. Je ne dis rien. Anna hésite. Quand Anna vivait encore chez ses parents, elle n’avait jamais à faire ce genre de ménage. Je suppose qu’il faudrait appliquer un savon à fort pouvoir basique, pour enlever le gras. Peut-être avec un alcool pour faire solvant ? J’entends Anna dire des mots.

— Genre… c’est ton père, non ?

Les draps traînent sur le sol et l’oreiller a atterri sur la commode, non loin de deux assiettes sales. Contre le mur, une corde de la guitare de Fred a claqué et s’entortille le long du manche. À côté, un livre écrase ses pages contre le sol. « Les neurones de la lecture », qu’elle lit depuis deux semaines et dont elle me vante les mérites. Sans me lever, je tends le bras pour saisir le volume et le remets d’aplomb sur la commode, à côté d’une longue série de couvertures argentées. Anna ne jette qu’un regard vide à sa collection.

— Je voulais pas le présenter comme ça… reprend-elle. Mais… tu vois ? Je me suis dit qu’il avait peut-être moyen d’avoir un contact… un numéro de portable… non ?

C’est donc la raison de tout ceci. Pourquoi elle m’a appelé aujourd’hui, pourquoi je suis sorti de chez moi au lieu de travailler et de gagner de l’argent. J’ai besoin de quelques secondes avant de trouver quoi dire.

— C’est quoi ce projet, d’où ça sort ?

Ma voix a sonné comme un couinement atroce. Je m’efforce d’en reprendre le contrôle.

— Euh, alors gros sujet ça… tu te rappelles le clash avec son père ?

— Pas vraiment…

Elle l’avait évoqué devant moi, mais je n’avais pas vu l’intérêt de la conversation. Grosse erreur : une personne rationnelle collecte toujours un maximum de données. Maintenant je suis pris de court, pris dans cet histoire qui commence à ressembler à guet-apens.

— Bon, peu importe, concède Anna. C’est un truc personnel de Fred. En gros c’est un projet super important pour lui. Il planche dessus depuis deux semaines, il est grave focus ! Et franchement, son idée est trop trop cool !

Elle semble s’éveiller en parlant du projet de Fred. Je remarque sur le lit le post-it qu’elle a exhibé sous le nez de Fred tout à l’heure, et cette fois je peux lire les deux mots inscrits : « Technologies émotives ». Je ne peux pas imaginer le moindre lien entre ces deux mots.

— Mais c’est quoi exactement, ce projet ?

Anna fronça les sourcils.

— Euh… à vrai dire… bah, il m’a demandé d’en parler à personne. T’as vu comme il l’a mal pris, quand j’ai voulu te donner les détails ?

Je me relève, saoulé.

— Génial, en plus maintenant t’as des secrets pour moi… tout ça pour ça !

— Arrête, j’y peux rien c’est pas mon secret ! dit Anna. C’est personnel, et il veut pas qu’on le raconte, c’est un truc qui doit se vivre ! C’est comme résumer un bon roman, on perd ce qui compte vraiment ! T’inquiète, quand il aura fini il veut ton avis aussi !

*

Me plaçant à la fenêtre, je hausse les épaules.

— Bah. De toute façon, ce n’est pas moi qui pourra l’aider à avancer. Tu veux que je le mette en contact avec mon père, c’est ça ? Mais mon père, je ne lui ai pas parlé depuis des années !

— Ah ? Pas un mot ? Vous ne vous appelez jamais ?

— Je n’ai même plus son numéro.

— Non ? Ton père ? Mais c’est horrible !

— Arrête, ça change quoi ? C’est mon géniteur, pas Albert Einstein. Il a fourni des spermatozoïdes, la belle affaire…

— Mais vous avez forcément au moins son ancien num !

— Un numéro de portable qu’il a changé, et un numéro de fixe, ouais… où plus personne ne répond.

Elle plisse les yeux, soupçonneuse.

— Comment tu le sais ? Tu as essayé d’appeler récemment ?

Je suis coincé. Je grogne :

— Je n’ai pas envie d’en parler !?

— Oh allez ! fait-elle, avec un grand sourire et soudain une octave plus haute. Allez mon Lucassounet, mon Lucas-art, raconte à ton Anna !

— En plus tu vires à la mièvrerie ?

— Compris, pardon ! Je fais une pause non-A ! répond-elle avec une grimace de sérieux, se redressant pour esquisser un salut militaire.

Je ne peux pas m’empêcher de sourire à cette référence à un roman du siècle dernier, que personne à part nous ne lit plus. De la vieille science-fiction, avec ses histoires de héros qui restent pragmatiques même lorsque leur femme est torturée et leurs enfants éviscérés. Ils choisissent la ligne d’action optimale.

— Rationnellement, m’entends-je dire, je n’aurais pas dû rester avec ma mère. Tu la connais, c’est un déchet… Mon père a beau s’être barré comme un lâche, j’aurais été mieux avec lui. Mais j’étais un gamin à l’époque, je n’ai pas pensé que je pourrais demander d’être à sa garde ! Il y a deux ans j’ai voulu l’appeler, je n’en pouvais plus de ma mère… J’ai attrapé le téléphone et j’ai composé devant elle. Elle était folle.

— Et ?

— Ça a sonné dans le vide.

— Noon ! Et il a pas répondu à tes messages ?

— J’ai pas laissé de message, mais j’ai rappelé d’autres fois… il n’a jamais donné suite. Plus tard, on m’a dit… Enfin bon, bref, j’ai pas été assez intelligent, j’ai pris des années à l’appeler et maintenant j’en paye le prix. Il a disparu et je suis bloqué avec ma dégénérée de mère. Du moins tant que je n’ai pas assez de fric… Et Fred devra trouver quelqu’un d’autre pour l’aider.

— C’est con… fait Anna en regardant la fenêtre. Il faudrait un moyen de retrouver ton père…

— Le retrouver ? C’est impossible. Et puis, je ne sais pas si j’en aurais vraiment envie…

— Envie ? réagit Anna.

Elle m’ausculte du regard, songeuse, et lève un sourcil d’un air espiègle.

— Je comprends pas Lucas, on parle d’un truc objectif, tout plat : on veut juste le contact de ton père pour aider Fred. Tu es le mieux placé pour ça, non ?

Je ne réponds pas, mal à l’aise avec l’idée.

— Je me doute bien que ce sera pas une partie de plaisir, renchérit Anna. Je le demanderais jamais à quelqu’un d’autre. Mais toi, toi c’est différent ! Quand Fred m’en a parlé, je me suis dit que si quelqu’un pouvait mettre ses biais émotionnels de côté et rester pragmatique, c’était bien toi !

Je suppose qu’elle a raison. Je n’ai objectivement rien à perdre à aider Fred. Je n’ai pas de contre-argument, je déteste les gens incapables de se ranger aux arguments rationnels qui leur sont présentés. Je ne veux certainement pas être aussi idiot qu’eux.

— Je suppose qu’on peut toujours y réfléchir.

— Yes !

Anna improvise une danse de la victoire, utilisant ses oreillers comme des pom-poms, balançant sa chevelure de droite à gauche, et je suis déconcentré quelques temps par un fou rire incontrôlable.

 

Brève : “Quête immobile” (800mots)

Nouvelle écrite en 2h au match d’ecriture aux Imaginales 2018. Retravaillée ensuite.
Contrainte : ”C’était dans les cartes”…
800 mots

 

Quête immobile

C’était dans les cartes. Rien ne s’était tout à fait perdu, elle voulait y croire. Il suffisait de chercher, de persévérer, d’écumer cet océan de papier jusqu’à y débusquer la cachette de ce satané trésor sacré.  Elle avait un atout inégalable : une carte de papyrus où une croix nette indiquait la relique. Il y avait peu de texte, seulement le schéma d’un temple, l’esquisse d’une coline proche, d’une montagne au loin… Un prêtre de Kempta avait voulu protéger ses frères du pouvoir de l’artefact, mais un milier d’année n’avait pas révélé le secret qu’il avait emporté dans sa tombe. Lyrinne s’estimait chanceuse de ne chercher le temple que depuis huit ans.

Elle recoupait les informations, à mi-chemin entre le puzzle et le jeu de piste. Elle ne sortait même plus de l’atelier soutterrain où elle avait découvert le plan, étalant à même la roche nue la somme de ses recherches pour tout ausculter à son aise. Elle se sentait chez elle dans ce réseau de galeries empli de vieilles machines et d’établis poussierreux, creusé à même un grès clair, toujours sec et tiède, quelque soit la saison au-dehors.

Trois ans auparavant, elle s’était forcée à replonger brièvement dans le monde extérieur pour d’ultimes informations : elle devait interroger les prêtres de Kempta ou du moins ceux de ses comtemporains fanatiques qui s’imaginaient perpétuer le culte du Feu. Lyrinne les haïssait. Des religieux sacrilèges, pollueurs du Feu éternel, dipalideurs de la beauté du monde ; elle aurait voulu leur cracher au visage, arracher leurs oriflammes et les offrir à la brutalité du feu chaud, abandonnant au banal gel froid leur corps criminel.

Mais la relique passait avant tout.

Pour elle, Lyrinne avait été extêmement polie. Elle avait rédigé à l’avance des questions serviles et flatteuses, avait structuré leur succession pour pouvoir adapter chaque entrevue et collecter un maximum d’information tout en étant prise pour une simple curieuse. Les religieux ne se méfiaient pas, tout cela n’était que mythes pour eux. Leur foi aveugle n’envisageait même pas l’existence réelle de de l’objet divin, sa matérialité inimaginable.

Dans six temples successifs, elle avait suivi son diagramme d’approche, presque une carte de questions, simplement pas éternelle celle-là, et avait déniché dans la mémoire des moines quelques informations complétentaires : le météore était passé au-dessus du temple de Charpre, l’impact avait été entendu pendant la prière à Dunpilane, la terre avait tremblée jusqu’aux iles de Kiepapre… des miettes de savoir. Cachés sous leurs bures blanc-gel, ces annoneurs de cantiques avaient tout oublié des événements fondateurs de leur culte et ne bafouillaient plus que les poncifs du canon de Kempta.

La réponse définitive ne pouvait provenir que des cartes de Lyrinne. Elle les juxtaposait, traçait des trajectoires, fixait des fils, accrochait ses crayonnés, tissait dans leur trame de nouveaux détails géographiques. Telle rivière s’était déplacée depuis l’ancien monde, telle montagne avait explosée et la lave avait ajouté au monde une péninsule tout entière…

Lyrinne devait recoudre l’Histoire pour déchirer le voile du mystère. Les années passaient, elle ne faiblissait pas. A quoi bon de toute façon s’attarder sur un monde extérieur si éphémère ?

Les Hommes étaient plus volages encore que la nature : leurs routes dansaient sur le sol au fil des décennies, leurs villes pullulaient et mourrait au rythme rapide des famines et des guerres,  les noms même de la terre dégéneraient, déformés par le lent machonnement des langues.
Lyrinne se savait humaine , elle aussi,  visage de chair destiné à s’affaisser, poitrine creusée puis crevée par la vermine, os blanchis que l’on écarte du pied. A la viellesse, la maladie ou la main de ses semblables, son corps se céderait et son esprit s’effacerait tout entier, petite chose passante, passable, dissoute bientôt dans le passé, déjà sans avenir…

A moins qu’elle ne trouve la Flamme de Gel.

L’artefact infiniment froid, limite de toute science. Capable de figer la réalité elle-même. La Kempta arretait-elle le temps ? Abaissait-elle la température en desous du zéro absolu ? Ou bien son action était plus subtile, en rapport avec les méandes de ce qui fait l’esprit et l’être, en contact direct avec une nature causale du temps ? Fonder une religion au nom de la Flamme de Gel n’avait pas permis d’en savoir plus et Lyrinne n’en savait pas plus. L’essentiel était ailleurs.

Une seule certitude la guidait, boussole dans une vie sans géographie : le contact de la Flamme brulerait sa vie mortelle et inscrirait son être dans l’éternité. Le Gel chaud la capturerait à l’instant de son triomphe, la rendrait plus solide que l’acier le plus dur et plus immobile que dans la glace la plus froide. A jamais ses traits et ses courbes resteraient pour tous lisibles, sans que jamais quiconque ne puisse plus la souiller.

L’antique papyrus avait résisté aux siècles pour apporter à Lyrinne une plume pour s’inscrire dans le cours du temps lui même. Elle salua ses cartes d’un effleurement de la main, parcourut du regard les engrenages immobiles des mécanismes antiques, soupira en apercevant sur la paroi la mousse nutritive au gout si âcre qui l’avait nourrie la majorité de sa vie adulte. Puis enfin elle se reprit, secoua la tête, ordonna ses pensées, attacha ses cheveux gras en un chignon négligé et redescendit à la surface du papier, entre les lignes et les mots, en quête de sa flamme perdue.

Brève : Je viens après (300mots)

A l’origine, un essai en 30′ pendant d’un atelier d’écriture. Un peu retravaillée ensuite quand même. J’essaye des effets, dites-moi si ça passe…

Contrainte de l’atelier sur la première phrase “Je vois le monde avec les yeux de mon nom”. Phrase que j’ai d’ailleurs un peu changée…

Je viens avec mon nom. Fabien, du latin Fabius, la fève. Légumineuse grasse.

Je levai la tête quand la maîtresse distribuait les copies, qu’elle appelle mon nom ou pas, qu’elle s’adresse à moi ou à un autre, du moment qu’elle commentait suffisamment fort une mauvaise note : “Pas bien ! Pas Bien !”

J’ai vu mes parents, assis sur l’herbe à Fontainebleau, chercher un prénom pour ma petite sœur. Alors je les vois aussi avant ma naissance, au soleil sur cette nappe, parmi ces restes de pique-nique, à énumérer des prénoms jusqu’à celui qui s’impose, celui de toute une vie. Un instant après, ma sœur s’appelait Marion, quelques instants plus tard c’était une petite fille joyeuse qui ânnonait les mots, tâtonnait pour former des phrases, et mâchonnait mon prénom sans parvenir à le prononcer : “Païen, païen !”

Pas exactement l’intention parentale.

Et pourtant peut-être y a-t-il une thématique cachée, puisque eux pensaient à une autre forme d’impiété, celle du Colonel Fabien qui, en 1941 à la station Barbès-Rochechouart, se rebelle contre l’envahisseur en ôtant une vie de deux coup de pistolets, caché par la courbure prononcée du quai de la ligne 4, fuyant par la ligne 2 aérienne. L’Allemand meurt, le Parti Communiste Français vient d’entrer dans la résistance armée.

Mais le nom “Barbès-Rochechouart” renvoyait d’un homme politique trop prestigieux pour qu’on accepte, après la guerre, de rebaptiser le lieu en mémoire de l’acte, alors la commémoration est reportée ailleurs, sur un arrêt de métro jusque là affligé d’un simple nom commun, la station “Combat”.  Ainsi sont baptisés la place et le métro “Colonel Fabien”, à l’endroit exact où avait résistée l’ultime barricade des Communards en 1871 et là où on érigerait un jour le siège du parti Communiste, cimentant un siècle et demi de combats contre l’oppression, pour le triomphe de la liberté et pour l’arrivée, enfin, de nouveaux avenirs magnifiques.

Je viens après.